positions de l’écoute

Mon travail commence (et s’arrête parfois) avec l’écoute. Sur le terrain, il y a la recherche d’une belle prise1 — de celles où on fait des efforts de cadrage, des expériences qui partent d’une intuition et débouchent, souvent, sur un résultat sonore décevant (ce tuyau d’acier où j’imaginais entendre le paysage environnant filtré par une réverbération trop courte) — et il y a, très simplement, l’enregistrement du lieu tel qu’il paraît, couple ORTF2 sur pied à hauteur d’oreilles; dans la durée, 5, 10, 30 minutes, l’écoute va révéler la richesse déjà présente.

Une (la?) grande question de la composition pour moi, est celle de guider l’écoute de l’auditeur vers cette richesse intrinsèque du son. C’est, quelque part, l’art de s’effacer : savoir que chacun aura une perception différente, et que personne n’aura la mienne, chargée de mille et un contextes. L’une de mes premières nécessités pour composer à partir de field recordings, est de laisser le temps m’apporter suffisament de détachement de la prise de son en elle-même. Réalité de la prise, sensations et mémoire invoquées sur le moment, reconnaissance symbolique du lieu ou de l’objet, cela doit se fendre et laisser apparaitre les autres mondes.

Cette décorrélation n’est pas une évidence à obtenir car ma collection n’est que peu indexée par mots-clés : une immense majorité des sons qu’elle contient ne sont référencés qu’à travers ma mémoire du contexte de l’enregistrement3. Aux données sonores se superpose une cartographie affective et sensorielle du moment et du lieu, grâce à laquelle ma mémoire peut servir de catalogue et m’orienter dans la recherche d’un son, mais qui a également le défaut d’apporter avec elle une couche de signifiants intimes qui seront totalement invisibles à l’auditeur. S’il est souvent difficile d’abstraire de la ré-écoute de l’enregistrement cette mythologie personnelle, consubstantielle à l’acte d’emprunter le monde4, une divagation ou déambulation auditive machinale dans mon catalogue m’amène à considérer les sons en dehors de leur contexte, pour leurs caractéristiques propres ou pour les signes qu’elles peuvent évoquer dans le contexte plus large où l’œuvre qui les intègre va s’inscrire. Selon le projet de la pièce, il peut m’arriver de prendre en compte les données fantasmatiques liées à mes sons pour ancrer la pensée créative dans une forme de rituel, en évitant d’en indiquer la nature ou même l’existence dans la notice de l’œuvre. Ce sens inaudible peut ainsi informer la création sans se révéler.

Guider l’écoute, donc.


  1. cela sera le sujet d’une prochaine page… ↩︎

  2. cette méthode, avec deux cardioïdes transparents (MKH8040), est la moins interventionniste, celle qui restitue un enregistrement au plus proche de la perception sur le terrain. L’usage d’omnis espacés, par exemple, relève pour moi d’un acte d’écriture in situ, avec ses choix d’avant-plans différenciés, d’exploitation du masquage, etc. ↩︎

  3. le point d’ancrage est la date et l’heure, qui constituent le nom du fichier ↩︎

  4. François J. Bonnet et Gérard L. Pelé. « Dire-Entendre ». In : Musique et écologies du son : Propositions théoriques pour une écoute du monde. Sous la dir. de Makis Solomos et al. Collection Musique-philosophie. Paris : L’Harmattan, 2016. isbn : 9782140010897, p. 58,61. ↩︎